samedi 23 août 2014

Jean Oury, dire adieu avec Pierre Delion


Cher Jean,

     Voilà maintenant presque quarante ans que je t’ai connu, c’était à La Borde dans ton bureau, on était venus à plusieurs d’Angers avec Colmin, Henry, Daniel Denis, Marie Françoise Le Roux. Il y avait Félix qui était là aussi ; on a décidé ensemble de réunir un groupe de psychiatres du grand Ouest qui allait devenir le groupe de Brignac. Lors d’une des premières réunions, tu avais lu mon mémoire de psychiatrie sur « Psychothérapie institutionnelle et psychiatrie de secteur » et tu m’as rapidement dit que je devais approfondir ce concept de « relais dans la cité ». 
     Je n’en revenais pas que le grand Jean Oury puisse s’intéresser à un interne passablement idéaliste.
Mais j’ai rapidement mesuré que ce personnage ne rentrait pas dans les normes habituelles. Et puis il y a eu le congrès des Croix Marine de Bourges, premier pour moi d’une longue série, où nous avons déjeuné avec toi et Nadia… et nos liens se sont développés.
     Tu me disais souvent lors de nos rencontres de lire tel ou tel ouvrage, de penser à telle ou telle chose qui m’avait échappée, et je découvrais au fur et à mesure que ces quelques paroles lyophilisées se déployaient dans les semaines suivantes dans mes rencontres avec les patients. Et puis un jour, tu m’as conseillé d’aller voir Tosquelles à la Candélie ; c’était en 1978, et j’ai raconté dans divers articles cette rencontre surréaliste avec ton ami, à la fois si différent mais si proche. C’est là qu’il m’a dit ce fameux : « Mon service est oune merde, j’aurais dû te dire dé né pas vénir ». Mais j’ai passé à ses côtés une épreuve initiatique pour laquelle tu m’avais préparé en insistant toujours sur l’importance de la relation humaine avant la relation professionnelle. Je suis ensuite venu à la Borde pour des stages, dont un qui avait eu lieu juste avant l’élection de Mitterrand en 1981. Tu n’as jamais été naïf, tu ne croyais pas trop au grand soir, tandis que moi j’ai été tellement déçu des résultats à long terme de cette élection. À chacun ses maladies infantiles !
     Ton enseignement a depuis lors toujours eu sur moi une profonde influence, au point que la psychiatrie que j’ai tenté d’exercer, je te la dois en grande partie. D’ailleurs quand je suis devenu prof, tu t’es suffisamment moqué de moi pour que je ne puisse plus me prendre trop au sérieux !
     Juste après la mort de Lacan, tu as décidé de faire ton séminaire à Sainte-Anne dès 1981, une nécessité de parler après lui, pour que sa parole ne s’éteigne pas sous l’influence des « récitants », disais-tu, et c’est  là que tu m’as fait connaître Jean Ayme, Horace Torrubia, Hélène Chaigneau, Claude Poncin, Jacques Schotte, Michel Balat et tant d’autres que tu accueillais à cette occasion. Tu as tenu  le rythme des séminaires mensuels jusqu’au mois de mars dernier, 33 années de séminaires, à raison de dix séminaires par an, soit 330 séminaires dont il faudra publier les retranscriptions, c’est impératif. Certes, quelques-unes sont déjà parues, Le Collectif, La Décision, L’Aliénation, mais tant reste à faire, la collection que nous avons dirigée tous les deux, la Boîte à outils, y parviendra avec l’aide de tous les membres de la Fédération inter associations culturelles qui tient sa journée annuelle demain, à laquelle tu ne viendras pas, depuis la première que tu m’avais aidé à organiser au Mans en 1985 sur « Le lit, la table et les couloirs : psychopathologie institutionnelle de la vie quotidienne ».
     Après quasiment trente années d’accompagnement à ton séminaire de Sainte-Anne qui m’a véritablement formé sur le plan intellectuel et dans ma praxis, je n’y participais plus depuis quelques années, parce qu’à Lille, ça a été trop dur avec toutes ces histoires de packing, d’autisme, de psychothérapie institutionnelle qui n’étaient pas du goût de l’HAS, bande de crétins, ajoutais-tu, pour te démarquer de tous ces procédés néo-staliniens, et ainsi m’aider à m’en dégager pour sauver ma peau.
     Quand je repense à tout ce chemin parcouru à tes côtés, y compris tes sollicitations, dont une par Yannick lors d’un congrès à Reus, pour que je vienne travailler avec toi à la Borde, ton soutien sans failles malgré mes refus de le faire, ta clairvoyance dans les nuits sombres, et l’ensemble de ce que tu nous a généreusement donné, je suis envahi par une tristesse infinie de ne plus pouvoir te trouver à chaque fois que de besoin au bout du fil, prévoyant une rencontre prochaine avec quelques amis proches. Mais dans le même mouvement, je me réconforte en pensant à ce qu’il faut bien appeler désormais ton « œuvre », sur laquelle je vais maintenant me pencher pour en rendre l’accès possible à tous les « psychistes » qui en ont, et surtout, en auront tellement besoin dans les temps qui viennent. Je le vois comme un impératif éthique.
     Car la psychiatrie que tu as enseignée à tous ceux qui t’ont côtoyé, est une psychiatrie à visage humain, La Borde et tous les établissements qui s’en sont inspirés peu ou prou, les équipes de tous les continents qui sont venues s’y former, ne sont que les mises en pratique d’une philosophie du soin que tu as mûrement réfléchie, certes avec d’autres, mais pour la plupart d’entre nous sous ton égide. Et ce joyau de La Borde doit continuer à vivre et à diffuser ta pensée et la vivance de ses pratiques psycho-thérapiques, grâce aux forces conjuguées des médecins et des moniteurs que tu as formés et qui sont prêts à relever le défi. Quoiqu’il arrive, je compte sur eux pour pérenniser cette création à nulle autre pareille et je les aiderai de toutes mes forces à le faire.
     Enfin, s’il est un fait avéré pour tous ceux qui t’ont connu, c’est bien ce double talent de savoir être aussi proche de tes amis, avec une douceur proverbiale, illustrant à merveille ma définition de la fonction phorique, qu’acéré dans tes jugements et tes positions. J’ai souvent pensé à l’aigle royal qui tourne là haut, sereinement, observant ce qui se passe sur notre basse terre, et qui, une fois passé le temps nécessaire pour comprendre, fond sur sa proie en quelques instants et touche juste « ce qui suffit » comme le disait notre amie commune Hélène Chaigneau, pour dénouer la crise, autrement dit, interpréter la situation locale à la lumière de la situation générale. Ton sens de l’équilibre éthique, practique et politique te permettait de porter un jugement éclairé sur tout genre de situations et de penser sagement les solutions envisageables. Mais quand la décision était prise, alors pas d’hésitation dans l’application nécessaire, pas de petits arrangements entre amis. Parfois, juste une saine colère, te permettant de remettre ton vecteur paroxystique à zéro et de tenir bon sur des positions éthiques impeccables !
     Cher Jean, nous tous ici réunis, ta famille, tes amis et tous ceux qui ont compté pour toi, mais aussi sur toi, nous sommes venus partager ce moment douloureux de te voir disparaître de nos regards charnels, mais sache que tu restes avec nous, chacun de nous, comme un idéal du moi qui continuera de nous porter dans nos actes et dans nos rêves.

                  Pierre Delion, Cour Cheverny, le 22 mai 2014

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